Toujours ce même stage, quelques pages plus loin dans mon journal ...
Avertissement : Dans ce texte, il est question de fin de vie imminente ; si ce sujet vous touche particulièrement, peut-être ne devriez-vous pas le lire.
Aujourd’hui, j’ai vécu un moment particulier avec Charlène. J’ai beaucoup de chance d’être à ses côtés pour ce début de deuxième semaine.
Nouvelle semaine, nouveaux patients.
A la lecture des transmissions ce matin, nous avons pris connaissance de l’état de santé de Mme D – dont je n’ai pas encore eu l’occasion de m’occuper – qui s’est dégradé au cours du week-end.
Mme D est une femme âgée d’environ soixante-dix ans, atteinte d’un cancer gynécologique en phase terminale. Elle demeure chez son unique fille, jeune divorcée sans enfants.
Nous approchons du domicile, et je me dis intérieurement que c’est assez particulier, de débarquer comme ça, à ce stade-là de la maladie, au cœur de leur intimité. Mme D et sa fille ne me connaissent pas, ne vais-je pas être de trop ? Ne devrais-je pas laisser sa place entière à Charlène, afin que les deux femmes puissent entièrement compter sur elle ?
Nous entrons dans la maison, une belle demeure cabourgeaise Belle-Epoque. L’intérieur est à l’image de son hôtesse : élégant et distingué. Les pièces, hautes sous plafond, sont exposées sud-est, et donc, baignées de soleil en cette heure matinale. Des tableaux d’art inestimables ornent les murs, le mobilier laisse deviner la noblesse des bois, travaillés avec amour et minutie par des ébénistes chevronnés. Je m’imprègne de cette luxueuse atmosphère, avant de suivre Charlène dans la chambre à coucher de Mme D.
Elle gît là, inconsciente. Sa respiration est bruyante, l’air peine à se faire un passage entre les sécrétions stagnantes qu’elle ne parvient plus à déglutir. Son teint diaphane laisse apparaître tous ses vaisseaux sanguins superficiels, sa bouche grande ouverte est incroyablement desséchée, sa langue est telle du carton ondulé. Ses yeux révulsés ne répondent plus aux douces paroles que lui murmure Charlène au creux de l’oreille : seul un léger lever de sourcil nous vient en réponse. Pas de doute, la Grande Faucheuse n’est plus très loin. Nous pouvons même en percevoir ses effluves.
– Mme D, c’est Charlène, l’infirmière. Je suis avec Anne-Sophie, une de nos étudiantes. Nous allons faire les soins. Voulez-vous un peu de musique ?
Lever de sourcil, absence de grimace quelconque.
Charlène parle tout bas, lentement ; je ne l’en savais même pas capable tant je l’ai vue jusqu’à lors énergique et extravertie. Je lui découvre une douceur insoupçonnée, répondant parfaitement aux besoins de sa patiente du jour.
Elle allume le poste, sur le guéridon à nos côtés et pousse la porte du cabinet de toilette afin de préparer le nécessaire pour les soins. Je reste entre les portes.
- Tu te doutes biens qu’on ne va pas lui faire une grande toilette aujourd’hui. L’idée, plutôt que l’hygiène, ça va être de lui apporter du confort, du bien-être.
Elle me tend les produits que je pose sur l’adaptable : huile d’amande douce, eau de rose, bâtonnets glycérinés, peigne, puis la bassine, les gants et serviettes.
L’infirmière économise ses mots. Avec des gestes délicats, elle lave, coiffe, parfume, et observe. Les traits du visage de Mme D se relâchent. Quand Charlène commence à lui masser la main, elle sourit presque.
– Si vous le voulez bien, Anne-Sophie va masser votre autre main.
Lever de sourcil en signe d’approbation.
Je fais chauffer quelques gouttes huilées entre mes mains puis les pose sur la main gauche de Mme D. Intuitivement, dans un souci de douceur, je caresse sa main glacée, tente de la réchauffer un peu. Je remarque que ses ongles sont bleu-violacé, signe d’une piètre circulation périphérique.
Charlène m’invite aux pieds de la patiente, nous lui recouvrons le haut du corps et libérons le pied du lit des draps et couvertures afin de poursuivre le soin de confort.
À un moment, Mme D s’abandonne dans la détente de l’instant, et ne répond plus aux chuchotis de son infirmière. Un sommeil plus profond la gagne.
– Je te laisse ranger le matériel, si tu veux bien, je vais de l’autre côté appeler le médecin et parler avec sa fille, me propose Charlène.
Tout en m’exécutant, je ressens une ambiance bien différente de celle qui régnait à notre arrivée. Certes, la Mort rôde toujours non loin, mais sa présence se fait plus sympathique, plus humaine. Une odeur de rose flotte, le ronronnement de l’extracteur à oxygène est adouci par la mélodie de la musique ; il se ferait presque oublier, tout comme ce raclement de gorge si inconfortable. Je regarde notre patiente, naviguant entre les mondes. Elle est belle. Il émane de ce moment une beauté véritable, sacrée, à la fois puissante et vulnérable.
Charlène revient, suivie de la fille de Madame. Elles s’installent autour du lit.
– Vous pouvez lui parler, lui prendre la main. Elle ne paraît plus être là, mais elle sent votre présence, votre chaleur. C’est le moment de lui dire tout ce que vous avez besoin de lui témoigner, vous savez, ces choses qu’on ne se dit que trop peu…
Des larmes coulent en silence sur les joues de la quarantenaire. On a beau être riche, avoir la classe, vivre confortablement… face à la maladie, la perte imminente d’un proche, on est tous égaux.
Charlène poursuit doucement :
– Avant de partir, nous allons juste lui coller un petit patch derrière l’oreille ; cela va réduire ce bruit que vous entendez quand elle respire, ses sécrétions la gênent. J’ai eu le médecin au téléphone, il est d’accord pour ce traitement.
– Oui, c’était insupportable, cette nuit, répond la fille de Mme D en sanglotant.
– Surtout, n’hésitez pas à nous appeler. Vous auriez pu appeler cette nuit, il y a toujours une de nous qui est d’astreinte, pour ces situations. De jour comme de nuit, vous pouvez nous appeler.
Hochement de tête. Décidément, les mots sont bien peu de choses, et dans certaines situations, il est préférable de s’en passer.
Avant de quitter le domicile, Charlène étreint une dernière fois la main de Mme D, puis témoigne sa compassion par un geste chaleureux sur l’épaule de sa fille.
Nous repartons silencieusement, chargeons la mallette dans le coffre. Le moteur vrombit, puis après quelques centaines de mètres, Charlène retrouve le volume et le rythme habituels de sa voix :
– Comment ça a été, pour toi, chez Mme D ?
– Je crois que je n’ai pas encore trop les mots, c’était un peu hors du temps. Mais c’était beau. Et ça va, je t’assure.
Nous nous sourions.
Alors que nous longeons la plage, en chemin vers notre prochain patient, Charlène s’arrête. Elle me lance :
– Allez, viens, on va se prendre cinq minutes, top chrono, tu sais faut pas qu’on traîne, on a le staff ce midi, mais respirer un peu l’air marin. ça nous fera du bien !
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